Vu sur LaCité de Paris, oil on canvas (Detail)
Les barque sur la Senne, oil on canvas (Detail)
A Girl, oil on canvas (Detail)
The Dream, oil on canvas (Detail)
In the Corner, oil on canvas (Detail)

Ma vie a Paris

Quand j’eus achevé mon service militaire, je trouvais un nouveau travail au département technique de la ville de Tel Aviv. En même temps, j’entamais des études de peinture à l’institut Avni. Au bout de deux années, je décidais de partir pour Paris.

Alfred Aberdam, La Famille

Erwin, un ami qui y vivait m’inscrivit à l’Ecole des Beaux Arts. Il me semblait alors que tout aspirant artiste devait au moins une fois dans sa vie se rendre à Paris. J’ai débarqué en 1956... et me suis installé chez ma tante qui habitait bd Barbès dans le 18e arrondissement. A l’époque c’était un quartier moitié juif - moitié arabe. Pour aller aux Beaux-Arts, je devais prendre le métro jusqu’à St Germain des Prés. Je me souviens très bien que chaque jour ou presque, je fréquentais le restaurant universitaire Mensa.

Au bout d’un mois, le mari de ma tante, Monsieur Tondovski me posa la question rituelle que tout homme ordinaire prétendant avoir les pieds sur terre ne cesse de poser aux étudiants des Beaux Arts:

"Dov dis-moi comment tu peux espérer vivre de la peinture ?"

... je réfléchis un moment, puis lui dis:

"Si tu as de la chance... alors, ça va...Regarde Picasso, il est millionnaire, non ?"

la réponse de Mr Tondovski fusa:

"Et si tu n’as pas de chance !?"...

"Si on n’ a pas de chance, alors on devient clochard... avec le ciel de Paris comme seul toit"

Et sur ces mots, je partis rejoindre mon ami Ervin au café le Sélect, à Montparnasse.

Ervin me faisait rire, c’était un séducteur qui s’intéressait beaucoup aux femmes et qui accessoirement étudiait la sculpture...Je lui fis part de ma perplexité devant l’avenir qui m’attendait : "millionnaire ou clochard ? Devais-je poursuivre ou tout arrêter ?..." Quelques jours plus tard, un ouvrier qui travaillait dans un atelier de confection pour hommes, Amarex, dirigé par Mr Wisznia m’informa que l’un des fils partait pour son service militaire, et qu’une chambre se libèrait, au n° 48 de la rue Meslay, 2e étage chez M. et Mme Wisznia. Je suis accueilli par un grand "Bonjour et bienvenue !" par Clara et Charles Wisznia, et un petit garçon de 8 ans, très timide, qui se cachait derrière sa maman et qu’ils appelaient Loulou.

Zafrira Ben David next to her portrait

Clara m’invita à dîner et après le dîner, elle me fit visiter la chambre libre au 6e étage. Il ne m’a pas fallu bien longtemps pour me décider. Des liens d’amitié naquirent entre le petit garçon de 8 ans et l’étudiant de 24 ans que j’étais... Et ces liens se renforcèrent à l’épreuve de la séparation, de l’histoire, de la politique et de la géographie... J’accompagnais Loulou à ses cours de violon, lui enseignais les échecs et la photographie... Il m’apprit à dire quelques gros mots en français.

A Paris, les cours de peinture ne me nourrissaient pas, il me fallait compléter ma bourse et travailler... Pendant l’hiver j’avais trouvé un job d’emballeur de chapeaux et je crois que j’aimais bien ça... Certains travaillaient du chapeau, pendant que d’autres les emballaient. Le monde n’était peut-être pas si bien fait, mais au moins, on pouvait faire comme si.

Un soir, à notre QG étudiant du Sélect - devenu aujourd’hui une brasserie touristique où le verre de bière coûte le prix de 12 bouteilles - un type cherche un électricien. Je me dis que je ne suis probablement pas Thomas Edison, mais s’il s’agit d’allonger quelques fils et de fixer un interrupteur, je peux faire l’affaire... Et voilà comment, après quelques semaines de bouche à oreille, je fus présenté partout comme un peintre - électricien.

Un soir, - toujours au Sélect - je fis la connaissance d’un peintre nommé Albert Aberdam, un maître de l’école de Paris - Tandis que je lui parle des petits boulots d’électricien, il me dit qu’il a besoin d’installer deux spots dans son atelier à Montparnasse et me demande si je veux m’en charger. Après que je lui eus installé ses spots, il me demande combien il me doit: "Mais rien du tout, je lui dis, ça m’a fait plaisir de visiter votre atelier, j’aime votre peinture..." Il me fait cadeau d’un petit tableau que j’ai toujours et que j’accrocherai bien plus tard dans notre appartement de Tel Aviv.

Je conserve encore le souvenir ému et amusé de mes vacances en Normandie et de mes colonies de vacances comme moniteur auprès des enfants juifs aux Andelys. J’achèverai ma carrière de peintre en France par une exposition au musée d’art juif et aussi dans une galerie en Normandie... avant de repartir m’établir définitivement en Israël.

***

La première fois que je vis Dov, j’avais 8 ans. C’était en 1957 dans notre appartement du 48 rue Meslay, à Paris dans le 10e arrondissement. Il occupait une chambre de bonne laissée libre par mon grand frère qui faisait son service militaire à Mourmelon. Notre appartement était au deuxième étage et la chambre de Dov au 6ème.

Dov and Zafrira Ben David with Leon Visznia (center)

La première fois que je le vis , je fus saisi par le caractère accusé de certains de ses traits, le nez qu’il avait de travers, les oreilles larges et décollées, il pouvait faire penser à certains personnages - des méchants - de la bande dessinée italienne "Elastoc"...Mais très vite cette première impression disparaissait et la noblesse de son attitude, la finesse de sa bouche et de ses yeux lui donnait définitivement l’allure d’un prince florentin.

Le matin, nous faisions parfois route ensemble, lui pour ses cours des Beaux Arts où il était étudiant, moi pour mon école de la rue Ferdinand Berthou où je fréquentais la classe de CE2 de Madame Capdevielle aux jambes de laquelle, mes condisciples et moi portions un intérêt tout particulier.

Nous empruntions une courte section de la rue Meslay avant de descendre, avec précaution en hiver et témérité en été, les escaliers du passage du Pont aux biches. Jamais lieu ne mérita aussi peu son nom que celui-là. C’était un endroit sombre et lugubre. Une forte odeur d’urine saisissait les narines des passagers tout au long de la descente. La montée était moins atroce, bien qu’elle durât plus longtemps, pour la seule raison qu’à la descente l’escalier donnait sur un passage très sombre, tandis qu’à la montée, on se dirigeait vers la lumière.

Le passage du Pont aux biches servait davantage de vespasienne qu’il n’accueillait de grâces forestières. Et bien que le lieu dût son nom à la présence de dames de petite vertu, je n’en vis jamais aucune.

Le passage suscitait en moi lorsque j’avais à le traverser seul, une trouille bleue. Bleue comme le ciel qui nous manquait tant à l’instant de la descente. Puis, nous traversions la rue Notre Dame de Nazareth. Dov partait sur la gauche vers la République et moi, je faisais une halte à la boulangerie pour acheter un roudoudou ou un mistral gagnant...avant de poursuivre par la rue Volta, puis la rue des Vertus à moins que ce ne soit l’inverse...

J’avais 8 ans, Dov 30 et nous étions amis. Comment cela était-il possible?

Dov, Israélien, seul à Paris, ne parlant pas très bien le français et moi d’une certaine façon aussi, très seul, sommé le plus souvent de demeurer dans ma chambre, dans l’attente d’un signe de mes parents qui travaillaient ,du matin au soir, dans l’atelier jouxtant l’appartement.

En été nous étions une petite bande de gosses du quartier et nous jouions au foot devant le théâtre de l’Ambigü...mais le plus souvent et surtout l’hiver, je rêvassais...m’inventant des histoires... faisant des grimaces devant la glace, au dessus de mon lit.

L’atelier me semblait à la fois proche et lointain. Ses tumultes, ses éclats de voix, le grondement de ses machines, les éclats de rire ou les larmes parvenaient jusqu’à moi. de manière intermittente et rendaient ma solitude plus vive. L’atelier était cette terre promise, désirée mais interdite, où la vraie vie semblait parcourue d’une intensité qui n’existait nulle part ailleurs; Je devais demeurer à l’extérieur...seul, frustré, sans ressort.

Plus tard lorsque découvrant la Bible je lus que Moïse, lui aussi, avait été condamné à demeurer à la frontière du pays où coulait le lait et le miel, un sentiment fraternel me rattacha à lui. Il ne m’a jamais quitté.

Mais ce ne fut pas la seule raison pour laquelle, j’accueillis Dov comme la meilleure nouvelle de mes 8 ans.

Leon Visznia (Loulou)

Ce que Dov exprimait, la manière qu’il avait de dire ses mots, de marcher, de prendre les objets, me dépaysait totalement d’une vie de famille faite d’éclats de voix, de chuchotements, de portes qui claquent, de disputes... de mouvements virevoltants et incessants... d’une certaine brutalité. Dov, c’était la preuve vivante qu’une passion pouvait aussi se déployer sous les apparences du calme et de la raison.

Patience, lenteur, hésitation dans le maniement du langage, il semblait aussi peu assuré que je l’étais. Je cachais mes maladresses et mes doutes derrière des propos assénés nets et définitifs que j’empruntais au monde des grands, mon père, ma tante Micheline, Maurice Thorez, le général de Gaulle, le Pape...Dov, lui, s’exprimait toujours à la limite du bégaiement, d’une voix douce, n’élevant jamais le ton ... Il donnait en toutes circonstances l’impression d’avoir tout son temps,… mais ce qui me frappait surtout et ce sentiment ne m’a jamais quitté depuis, il y avait chez lui comme une détermination inébranlable.

Lorsqu’il avait décidé quelque-chose, c’était ainsi, il n’y avait pas lieu d’y revenir. Les mots pouvaient changer qui exprimaient la décision, ils étaient en général prononcés très doucement: "c’est comme ça" "je vais faire comme ça" ça me plaît comme ça" "regarde, j’ai acheté une lampe électrique" Mais Dov, elle est trop petite. "Non Loulou, ça c’est la meilleure..." Et l’enfant que j’étais avait vite compris qu’il ne changerait pas d’avis, qu’il était inutile d’insister. Tout cela était énoncé avec un petit accent indéfinissable...mi-russe, mi-hébreu...comme une musique qui chantera en moi aussi longtemps que je vivrais.

Leon Visznia